Haroun Bouazzi Gabriel Nadeau-Dubois

Haroun Bouazzi et Gabriel Nadeau-Dubois

Un député québécois accuse l’Assemblée nationale de xénophobie récurrente : mensonge polarisant ou vérité dérangeante ?

En accusant l’Assemblée nationale de tenir des discours et de prendre des mesures anti-immigrants et anti-minorités, le député de Québec solidaire Haroun Bouazzi a soulevé l’habituelle vague d’indignation qui attend les gens des minorités qui dénoncent des injustices.

Traduction par Johanne Heppell

Depuis une semaine, Haroun Bouazzi, le député de QS dans la circonscription de Maurice-Richard à Montréal, est au cœur d’une controverse en raison de ses propos sur la présence de racisme à l’Assemblée nationale du Québec. Cela fait six jours qu’il est la cible d’une couverture médiatique intense, et cela ne semble pas près de s’arrêter.

Lors d’un discours prononcé devant un organisme à but non lucratif œuvrant auprès des immigrants, M. Bouazzi a déclaré : « Nous voyons malheureusement — et Dieu sait que je vois ça à l’Assemblée nationale tous les jours — la construction de cet Autre. De cet Autre qui est maghrébin, qui est musulman, qui est noir, qui est autochtone, et de sa culture qui, par définition, serait dangereuse ou inférieure ». 

Les commentaires de M. Bouazzi ont créé une onde de choc. Gabriel NadeauDubois et Ruba Ghazal, la co-porte-parole féminine de QS nouvellement élue, se sont empressés de limiter les dégâts. Ils ont déclaré aux journalistes que ses commentaires étaient « maladroits et exagérés » et ont insisté sur le fait qu’« aucun député de Québec solidaire ne pense que les députés québécois sont racistes ».

Le ministre de la Justice de la CAQ, Simon Jolin-Barrette, a qualifié les propos de M. Bouazzi de « radicaux » et affirme qu’il « divise ». « Un élu a plutôt la responsabilité d’unir », a-t-il déclaré sur X. 

Jean-François Roberge, le ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, a affirmé qu’« en insultant les élus de l’Assemblée nationale, ce sont tous les Québécois qu’il insulte ».

La députée libérale Marwah Rizqy a déclaré qu’en tant que politicienne d’origine marocaine, elle ne s’est jamais sentie « dangereuse » ou « inférieure ».

Paul Journet, chroniqueur à La Presse, a écrit qu’« au lieu de bâtir des ponts, il [Haroun Bouazzi] les brûle ».

Les réactions en ligne ont été bien pires. M. Bouazzi a reçu une multitude de commentaires haineux et même des menaces. On a exigé que le député d’origine tunisienne soit forcé de s’excuser, expulsé du caucus, déporté. M. Bouazzi a été accusé d’être membre des Frères musulmans, un allié de fondamentalistes musulmans comme Adil Charkaoui et un dangereux « radical ». À maintes reprises, il a été qualifé d’immigrant « ingrat », une démonstration particulièrement éloquente de l’argument d’Haroun Bouazzi selon lequel les gens des minorités font toujours l’objet d’un deux poids deux mesures et restent à jamais perçus comme « autres ». 

Malgré ce raz-de-marée brutal, de nombreuses personnes ont ouvertement soutenu M. Bouazzi, dont l’ancien porte-parole de QS, Amir Khadir, qui a écrit : « Haroun a raison et si cela choque certains c’est que, bien malheureusement, c’est vrai ». La page Facebook de M. Bouazzi a également été inondée de messages de soutien. Enfin, les membres de QS ont voté pour appuyer leur député, tout en se dissociant de ses propos en tant qu’entité politique. Ils ont aussi condamné « fermement » les menaces et la « campagne de diffamation » à l’encontre de M. Bouazzi. Dans une déclaration mise en ligne mardi, M. Bouazzi a présenté ses excuses aux ministres Christian Dubé et Lionel Carmant, qu’il avait visés lors d’une entrevue radiophonique, reconnaissant que ses propos avaient été « certainement maladroits » à leur endroit.

M. Bouazzi continue cependant d’affirmer qu’il n’a jamais dit que les élus de l’Assemblée nationale sont racistes; ce qu’il a voulu exprimer, c’est son « inquiétude face aux discours quotidiens qui pointent du doigt les personnes immigrantes comme la source d’une énorme partie des problèmes au Québec ».

Mensonges polarisants ou vérités dérangeantes? 

Quebec CAQ government National Assembly

Est-ce tomber dans l’hyperbole que de dire qu’on voit du racisme « tous les jours » à l’Assemblée nationale? Oui. 

M. Bouazzi a-t-il par ailleurs raison de dire que l’Assemblée nationale et ses députés ont été complices, au cours des dernières années, de la création de l’Autre? Aussi oui. 

Après tout, il s’agit de la même Assemblée nationale où, discours après discours, on a ciblé et blâmé les immigrants pour tous les maux du Québec. 

La même Assemblée nationale où le premier ministre François Legault a déclaré que la crise actuelle du logement est à 100 % due aux immigrants temporaires présents dans la province, et ce, même si c’est le Québec lui-même qui a souvent demandé à Ottawa d’augmenter le nombre de ces immigrants.

La même Assemblée nationale où le premier ministre Legault a dit que l’immigration non francophone constituait une menace à « la cohésion nationale » et qu’il serait « suicidaire pour le français » d’augmenter la capacité d’accueil du Québec. 

La même Assemblée nationale où le premier ministre Legault a parlé d’« extrémistes » et de « violence » comme raisons de limiter l’immigration, laissant entendre que les immigrants en sont des sources. 

La même Assemblée nationale où siège toujours Jean Boulet à titre de ministre du Travail, alors que ministre de l’Immigration de la CAQ il avait affirmé que « 80 % des immigrants s’en vont à Montréal, ne travaillent pas, ne parlent pas français ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise ». 

La même Assemblée nationale où l’on avait jugé nécessaire d’adopter une motion pour défendre le droit d’utiliser le « mot en n » en « contexte académique », en faisant fi des préoccupations des Québécois noirs qui avaient souligné à maintes reprises que ce mot avait des connotations malveillantes. Le fait que la motion était liée à un souci de liberté académique ne l’a pas rendue moins offensante pour de nombreux Québécois. 

La même Assemblée nationale qui a voté la Loi 21, considérée par la plupart des Montréalais et de nombreux Québécois comme une loi qui divise et polarise. Cette loi ouvertement discriminatoire à l’endroit des musulmanes contribue à leur stigmatisation et à leur marginalisation au sein de la société québécoise. Les recherches démontrent qu’elle a eu un effet « extrêmement préjudiciable » sur les gens des minorités religieuses au Québec. 

La même Assemblée nationale où le gouvernement de la CAQ a refusé d’assouplir la Loi 96 qui affecte profondément les communautés autochtones, puisque certaines dispositions « constituent des obstacles à la réussite scolaire et professionnelle des Autochtones » et nuisent à « la survie culturelle et économique des Premières Nations », allant jusqu’à pousser certains étudiants autochtones à quitter le Québec.

La même Assemblée nationale où Paul St-Pierre Plamondon, le chef du Parti québécois, a récemment déclaré que les « seuils astronomiques » d’immigration pourraient affecter le taux de natalité du Québec. Et ce, même si le taux de natalité du Québec est en chute libre depuis la fin des années 1950. 

La même Assemblée nationale où le premier ministre Legault a nié l’existence du racisme systémique et de l’islamophobie au Québec, malgré les nombreuses preuves à l’appui de ces deux phénomènes.

La même Assemblée nationale qui a adopté à l’unanimité une motion visant à dénoncer les « actes à caractère génocidaire commis contre le peuple ukrainien », mais qui n’est pas arrivée à appuyer une simple motion appelant à un cessez-le-feu immédiat de la part de toutes les parties au conflit à Gaza. 

La même Assemblée nationale où le premier ministre Legault a dit craindre, dès après l’élection de Donald Trump aux États-Unis, une « arrivée massive d’immigrants ». 

Je ne prendrai même pas la peine de relayer certaines de ces chroniques alarmistes dont on nous régale chaque semaine, où immigrants et musulmans québécois sont les éternels boucs émissaires et la source de tous les problèmes, tandis que les Québécois francophones se font dire qu’ils sont en train d’être remplacés. 

La vérité continue d’exister sous des émotions trop intenses 

haroun bouazzi by Daniella Barreto
Haroun Bouazzi. Photo par Daniella Barreto

Les propos de M. Bouazzi étaient-ils émotifs et peut-être contreproductifs dans le contexte d’une collaboration entre politiciens? C’est possible.

Cela dit, être bombardé à répétition par les microagressions que subissent les communautés dont Haroun Bouazzi fait partie – en tant qu’immigré et en tant que Québécois musulman – peut rendre hypervigilant, donner l’impression d’être invalidé et isolé. Les commentaires de M. Bouazzi correspondent non seulement à ses sentiments comme député, mais aussi à ceux de nombreux électeurs de sa circonscription.

Quintilien, éducateur et orateur romain, a insisté sur le fait que l’hyperbole n’est pas un mensonge dont le but est de tromper, mais plutôt une figure qui consiste à « outrer avec convenance la vérité ». Bien que l’hyperbole puisse parfois affaiblir un argument, la vérité au fondement de l’argument ne s’évanouit pas.

Les inquiétudes de M. Bouazzi auraient sans doute pu être mieux formulées, mais à en juger par les nombreux exemples que je viens de donner, je pourrais facilement soutenir la même chose au sujet de bon nombre de nos députés, à commencer par notre premier ministre. Leurs déclarations ont-elles suscité une vague d’indignation publique et politique durant une semaine? Ont-elles été jugées plus acceptables parce que ciblant les immigrants, ou ont-elles été dites en des termes plus vagues et flous? La vérité est que les débats politiques auxquels les Québécois ont été exposés au cours des dernières années ont souvent eu pour effet d’aliéner activement les immigrants et les membres des minorités du Québec, d’en faire les « autres ». Si cette vérité crée un malaise chez certaines personnes, eh bien… je peux vous dire qu’en tant que fille d’immigrants, ces propos pénibles et répétés envers les immigrants ne m’ont certainement pas aidée à me sentir plus à mon aise.

Lorsque je vois des gens intimer Haroun Bouazzi de « retourner d’où il vient », de « faire preuve de gratitude » ou l’accuser de « brûler des ponts », je vois aussi des tentatives de tone-policing et de contrôle de la conversation. Souvent, lorsque des groupes minoritaires dénoncent le racisme (systémique ou autre) et les structures sociales anciennes qui produisent ce genre d’inégalités, on tente de les discréditer et d’étouffer rapidement leurs critiques. Pourtant, les frictions ne sont pas nouvelles en démocratie, ni même à éviter; ce sont des conversations qui doivent avoir lieu. 

Au-delà de l’indignation, des cris d’orfraie et des chroniqueurs les moins susceptibles de vivre l’injustice raciale, comme Isabelle Maréchal, qui affirme béatement qu’« il n’y a pas de racisme systémique au Québec », le racisme systémique est non seulement une réalité bien documentée, mais l’Assemblée nationale – comme toutes les institutions et tous les systèmes de gouvernement – n’en est certainement pas exempte. 

Pourrait-on se concentrer sur le problème?

Journal de Montréal Montreal hate crime immigration

J’ai vu beaucoup plus de journalistes parler de la manière quelque peu malhabile dont M. Bouazzi a dénoncé le racisme systémique que du racisme systémique en tant que tel. À bien des égards, le propos a été réduit à une querelle sémantique, où beaucoup ont réussi à éviter d’aborder le réel enjeu soulevé par M. Bouazzi en s’arrêtant aux mots employés. 

Chaque jour, on exige des immigrants et de leurs enfants de s’astreindre à cette gymnastique mentale selon laquelle « une attaque contre l’immigration n’est pas une attaque contre les immigrants eux-mêmes, mais contre le système d’immigration ». Pourtant, les politiciens qui réclament maintenant la tête d’Haroun Bouazzi ne sont pas tenus de se plier à de telles contorsions rhétoriques et d’envisager que lorsqu’il dit voir du racisme à l’Assemblée nationale, il ne pense pas tant à ses collègues individuels, mais aux mécanismes qui créent ce genre d’inégalités. De fait, il parle d’un système qui donne la priorité aux préoccupations et aux griefs de la majorité, tout en adoptant souvent des lois qui visent directement les minorités et les marginalisent. 

Il y a des années, désormais, que les immigrants sont définis de façon hyperbolique et irresponsable comme la source de tous les maux du Québec. De nombreux politiciens n’ont pas hésité à faire de l’immigration un bouc émissaire tout désigné. Ceux-là mêmes qui pensent avoir réussi à effacer la douleur de la marginalisation et de l’aliénation en utilisant le terme « immigration » au lieu du mot « immigrants » semblent maintenant incapables de faire la même distinction quand Haroun Bouazzi dit qu’il parlait de « racisme systémique » et non de racisme individuel. 

Les politiciens qui, comme Simon Jolin-Barette, affirment actuellement que M. Bouazzi sème la discorde ont fait quoi au juste au fil des ans? Favoriser l’unité du Québec? 

Il est vrai que l’hyperbole peut mettre les gens sur la défensive et les rendre plus réticents à reconnaître un problème, mais constamment minimiser les déclarations chauvines et xénophobes ne nous aide pas non plus. Il est irresponsable de prétendre qu’une rhétorique politique qui alimente la panique et la suspicion et marginalise des gens n’affecte pas la perception qu’a la majorité des immigrants, des demandeurs d’asile et des minorités ethniques et religieuses. Ces perceptions ont des conséquences claires et souvent difficiles pour ces « autres ».

Pourquoi les commentaires d’Haroun Bouazzi sont-ils maintenant traités comme « une menace pour l’unité du Québec » et « une insulte à tous les Québécois », alors qu’une rhétorique politique qui ne cesse de jeter le blâme sur les immigrants (et en fin de compte, tous les Québécois issus de l’immigration) a laissé une grande partie de la classe politique québécoise totalement indifférente? La question mérite d’être posée. ■


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