Harmonium

Harmonium

Harmonium: histoire de famille

Le répertoire du groupe légendaire a été revisité en version symphonique instrumentale et le résultat est plutôt magistral.

Fils d’immigrant italien, Montréalais de souche, Serge Fiori est un colosse de la culture québécoise francophone. Le rock progressif d’Harmonium, qu’il a composé au début de sa vingtaine, il y a presque un demi-siècle, est aujourd’hui un objet de culte célébré de génération en génération.

Adolescente, j’ai souvenir d’avoir observé ma mère et mon beau-père en train de mettre le cd de Si on avait besoin d’une cinquième saison dans le lecteur, puis de s’asseoir par terre dans le salon, blottis l’un sur l’autre, leurs yeux fermés tout au long des 17 minutes 13 secondes que dure la dernière chanson de l’album: Histoire sans paroles. Une pièce instrumentale, comme le nom le dit. Parce que j’étais une vilaine teigne alors, je les trouvais un peu ridicules, mais aussi très beaux et chanceux, je peux l’avouer aujourd’hui.

Serge Fiori présente ce mois-ci l’aboutissement d’un projet monumental: près de 70 musiciens de l’Orchestre symphonique de Montréal ont contribué à immortaliser sur un disque double l’ensemble de la discographie du groupe. Le tout revisité par Simon Leclerc, chef d’orchestre, compositeur, arrangeur et orchestrateur couru; une projet de fou imaginé par le producteur Nicolas Lemieux.

Harmonium Symphonique
Orchestre symphonique de Montréal avec Simon Leclerc

(Simon Leclerc, c’est une pointure. Je n’aurai pas assez d’un article pour résumer tout ce qu’il a fait, mais rappelons pour la cause qu’il est notamment compositeur de musiques de films et de séries télé (Star Trek: Voyager, Star Trek: Enterprise) et qu’il n’en est pas à ses premières armes en matière de concerts symphoniques, lui qui a travaillé avec Charles Aznavour, Mika et Simple Plan, pour n’en nommer que quelques-uns.)

L’album double, donc, dure 140 minutes et s’intitule Histoire sans paroles, comme la pièce dont je parlais plus tôt. Exit la voix — pourtant si particulière — de Serge Fiori. Pourquoi? «Depuis longtemps, mon rêve c’était de juste entendre la musique, les mélodies, les accords et l’orchestre symphonique», confie ce dernier.

D’accord, mais les paroles sont quand même très importantes dans Harmonium, non? «Absolument! J’ai toujours, comment dire, travaillé à égaler les choses, mais ça, c’est fait, dit-il, comme solennel. Tandis que là, le fait que le projet soit totalement instrumental, c’est ce qui vient créer une tout autre œuvre; ça rajoute beaucoup à ce que j’ai fait. Il y a eu quand même pas mal d’hommages sur ma musique, de projets, de versions, mais là, on est complètement ailleurs.»

On entend bien sûr des voix sur l’album, notamment de magnifiques chœurs des petits chanteurs de Laval. Les voix sont traitées comme des instruments à part entière, explique Simon Leclerc. «Avec Kim Richardson, pour L’Exil, je voulais une voix soul, pas comme du James Brown, mais une voix vraiment… habitée». Et sur l’iconique Histoire sans paroles, c’est Luce Dufault qui prend le relais de Judy Richard, qui avait livré pas mal toute la pureté de son âme sur la version de 1975, si vous me demandez mon avis.

Or l’envolée de Luce Dufault est tout aussi bouleversante et ce n’était pas de la tarte à égaler. «Il y a quelque chose dans la version de Luce, quand elle monte, ça déchire, abonde Serge Fiori. C’est pas pareil, moins esthétique que l’original, ça ramasse. Simon a changé une note où elle va encore plus haut et c’est vraiment beau.»

Comme au cinéma

L’approche de Simon Leclerc transforme l’œuvre d’Harmonium en musique de film et le résultat est étonnant. Certains arrangements sont plutôt épiques et Serge Fiori en convient aisément. «Il y a des bouts où c’est carrément Ben Hur !» s’enthousiasme-t-il.

Simon Leclerc tempère immédiatement: «Oui, il y a des moments comme ça parce que je jugeais que ça avait besoin de cette ampleur-là pour que la courbe émotive fonctionne», concède-t-il. «Quand, dans les versions originales, Serge poussait une note assez haut et fort et que le band rentrait dedans, il y avait une grosse charge émotive. Or dans l’univers d’un orchestre, une grosse charge émotive, ça sonne large et gros comme ça. Par contre, il y a aussi un paquet de moments où c’est infiniment doux. Je ne veux pas que l’on pense que c’est juste le soundtrack de Ben-Hur, là!», rigole-t-il.

Simon Leclerc et Serge Fiori

Les deux créateurs se disent d’accord avec l’utilisation des musiques de l’album dans un éventuel projet de film, et ce, incluant même la possibilité que l’œuvre soit morcelée. «Tout est ouvert, assure Serge Fiori, car il y a quelque chose qui flotte de la manière que Simon l’a faite.»

Une question demeure, comment on transforme la maison symphonique de Montréal en studio d’enregistrement de musique de film? «C’était assez compliqué, relate Simon Leclerc. C’est un endroit qui sonne extraordinairement bien pour un orchestre, mais pour obtenir un son plus cinématographique, il fallait faire des modifications, comme mettre tels panneaux à tel endroit, tel type de micro sur les cuivres…»

En plus, il leur a fallu exécuter tout ça en considérant la distanciation physique de tous, pandémie oblige. «On a dû pratiquement doubler la largeur de la scène, qui faisait au final 72 pieds par 72 pieds, indique Simon Leclerc. Et on a fait ajouter des interphones pour que je puisse parler aux musiciens dans le fond, du genre “allo, les timbales, est-ce que ça peut être plus doux?”. C’était dingue!» Les deux rient de bon cœur en se remémorant la scène et je ris de bon cœur avec eux.

La sagesse du fou

Pour le «mix» studio, les deux co-réalisateurs ont travaillé «collés l’un sur l’autre», de dire Serge Fiori. Pour Simon Leclerc, il était évident dès le départ que les chansons ne se retrouveraient pas dans l’ordre originel. «Je voulais écrire des adaptations, des arrangements, des orchestrations et voir ce que chaque pièce a à offrir afin de créer comme une nouvelle trame narrative, indique-t-il. En fait, je veux que chacun se fasse la sienne.»

Finalement, ils ont choisi de conclure l’album avec Comme un fou, la pièce qui ouvrait l’album L’Heptade. Rappelons que L’Heptade, le plus expérimental opus d’Harmonium, se termine plutôt avec la chanson Comme un sage. Il y a dans ce choix éditorial matière à s’interroger sur l’époque, non? «En fait, j’aime l’idée d’avoir inversé les deux pièces parce que je trouve que ces deux états-là se rejoignent, la sagesse et la folie», explique Serge Fiori. D’ailleurs, les deux créateurs ne sont pas tristes de présenter leur œuvre en pleine pandémie, au contraire.

«C’est maintenant que les gens ont besoin de beauté, dit Simon Leclerc, ce à quoi Serge Fiori ajoute: en tout cas, nous, ce printemps, de travailler là-dessus, ça nous a fait du bien».

Il est vrai que la beauté de la musique d’Harmonium fait du bien par où elle passe. Dans la chambre d’hôpital où mon beau-père a vécu ses derniers jours, c’est d’ailleurs ça qui jouait en boucle dans le lecteur cd gentiment prêté par le personnel des soins palliatifs. Je suis convaincue qu’il aurait adoré cette réinvention symphonique de l’œuvre.

Si certains viennent à Harmonium par le premier album éponyme, dont les pièces résolument plus pop tournent encore régulièrement à la radio, j’ai pour ma part reçu à l’âge tendre de 13 ans la cassette double de L’Heptade. C’est à cette œuvre magistrale que répond à mon sens le nouveau projet. Il en constitue peut-être bien même l’aboutissement. De fait, j’ignore si un jour la boucle Harmonium sera parfaitement bouclée, mais Serge Fiori semble en paix et fier de son œuvre et c’est beau à contempler. ■

Harmonium symphonique sera diffusé par Radio-Canada sur les ondes d’ICI Musique le 6 décembre à midi ainsi que le 25 décembre à minuit. Sinon l’œuvre est disponible sous différents formats (numérique, CD, vinyle) sur le site web du projet.